GROUPES DE STRUCTURES EN PIERRES SECHES DES LACS DES MILLEFONTS

Henri GEIST

Un type original de structures groupées, reconnues le 26 juillet 1992, aux lacs des Millefonts, sur la commune de Valdeblore (Alpes-Maritimes), a retenu mon attention, car il n'est pas sans rappeler certaines figures géométriques réticulées que l'on trouve parmi les gravures rupestres protohistoriques de la Vallée des Merveilles (fig.4), dont le site se trouve à une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau à l'est, à la même latitude et à la même altitude moyenne.

SITUATION ET DESCRIPTION

L'ensemble du site des lacs des Millefonts est géologiquement partagé en amont par des embréchites du complexe de l'Argentera et, en aval, par des gneiss oeillés du complexe de la Tinée en partie recouvert, an sud du lac Petit, par des éboulis du Quaternaire.

De la Bolline (995 m), le vallon Gros reçoit le vallon des Millefonts qui débute au lac Petit (2225 m), le plus grand des cinq lacs dénommés "lacs des Millefonts". Ces lacs sont nichés dans un ancien cirque glaciaire fermé d'est en ouest par le mont Pépouiri (2674 m), la tête du Barn (2529 m), la tête des Margès (2550 m), le Brec du col Ferrière (2518 m) et la tête de la Tranche (2628 m) (fig.3). A environ 150 mètres à l'est du lac Petit, se trouve nu groupe de structures (groupe I) ; à environ 2,50 mètres plus haut, vers le sud-est, est situé un autre groupe (groupe II) ; et à environ 400 mètres de celui-ci, en contrebas, vers le sud-ouest, ou découvre un troisième groupe (groupe III). Ces trois groupes s'inscrivent dans un espace triangulaire d'environ cinq hectares et se situent respectivement à 2250 m, 2260 m et 2210 m d'altitude (fig. 1).

Fig. 1 Carte de la zone des Millefonts

Groupe I

Le groupe I, situé sur un replat à 2250 m, est constitué principalement, par un enclos rectangulaire, d'environ 12 m sur 6 m, construit avec un tout-venant de pierres empilées ou appareillées pour former un muret d'environ un mètre de hauteur. Dans un angle, le mur s'achève sur une cabane et une ouverture d'accès. La cabane, fruste et sans toiture, a 1,50 m de hauteur et une largeur d'un mètre environ ; elle a été bâtie par juxtaposition de parements en pierres sèches. Attenant à cet enclos, on distingue d'autres structures, plus on moins fermées, composées d'alignements de pierres en tas on appareillées n'excédant pas un mètre de hauteur pour un à deux mètres d'épaisseur. L'ensemble doit couvrir approximativement 2000 m2.

Groupe Il

Situé à 250 mètres du groupe I, le groupe Il (2260 m) est plus spectaculaire avec l'ensemble de ses structures de forme arrondie construites sur une pente à 30°. Une partie de ce groupe est constitué de quatre unités accolées. Leurs dimensions varient de 7,50 m à 15 m pour la longueur et de 3,50 m à 7 m pour la largeur. Une de ces structures ne présente pas d'ouverture apparente. A une quinzaine de mètres, sur un replat modelé, ou trouve un grand enclos d'une vingtaine de mètres de diamètre et un autre plus petit de 3 m sur 2 m (fig.2).

Fig. 2 Plan du groupe II

Bien que paraissant plus anciennes, ces constructions sont à peu près identiques à celles du groupe I : pierres de toutes dimensions, dont les plus grosses ont une longueur maximum de 1,20m. Les murs sont montés sans liant et ils présentent, par endroit, deux parements avec remplissage, qui leur donnent une épaisseur d'environ 1,20 m pour une hauteur maximum de 1,50 m, ou des rangées de pierres assez grosses juxtaposées et superposées. Les plus petites hauteurs se limitent parfois à une simple rangée de pierres. L'ensemble doit couvrir approximativement 2000 m2.

Groupe III

A 400 mètres en contrebas du groupe II, le groupe III (2210 m) est le plus remarquable (fig.3). En vue plongeante, il apparaît comme la projection sur le terrain de certains motifs réticulés de la vallée des Merveilles (Photo 11) qui sont donnés pour représenter des parcelles cultivées ou des enclos à bétail. Ce groupe de structures est un assemblage de lignes droites et courbes qui s'imbriquent pour former cinq cases que les murs périphériques enferment dans un périmètre ovale d'une centaine de mètres. Situé sur un terrain modelé, relativement plat et creux sous la crête dominant le vallon des Millefonts, son architectonique est identique à celle des autres groupes.

Fig. 3 Plan du groupe III

Aucune des parcelles ne présente d'angle droit et leurs dimensions varient de 9 à 19 mètres. Les murs ont les mêmes caractéristiques que dans les autres groupes : élévations avec parements ou en tas informes, employant des pierres de toutes dimensions sur une hauteur moyenne de 0,80 m et une épaisseur maximum de 1,50 m, à l'exception d'un mur bien parementé barrant une petite dépression sur à peu près 5 mètres pour une hauteur maximum d'environ 2 mètres.

On remarque certaines lacunes dans la continuité linéaire des pierres, ce qui pourrait laisser supposer l'existence d'ouvertures qui auraient été au nombre de quatre : deux s'ouvrant vers l'extérieur, et deux, à l'intérieur, donnant accès aux parcelles non ouvertes vers l'extérieur. La parcelle la plus petite, dont le mur au ras du sol n'est plus qu'un alignement de pierres, ne permet pas une telle observation. L'ensemble du groupe doit couvrir approximativement 1300 m2.

Les structures des groupes Il et III, qui paraissent les plus anciennes, sont en grande partie ruinées. Mais, de toute façon, il est difficile de dater la construction de l'ensemble des groupes. En l'absence de fouilles, la période de leur abandon est également indéterminable.

CONSTRUCTIONS TRADITIONNELLES D'ALTITUDE

Dans un contexte montagnard d'altitude, au-dessus de 2000 mètres, les constructions traditionnelles représentent un aménagement fonctionnel relatif aux activités liées à un élevage et à une petite culture qui ne peuvent se pratiquer que durant la période estivale (environ 4 mois par an).

Les alpages font l'objet d'une transhumance, souvent locale, qui implique des lieux de stabulation : jas ou vacherie. Dans les Alpes et le midi de la France, un jas (du latin jacere = être couché), est un gîte, un lieu où l'on couche, une litière, une bergerie, un parc à bétail qui se dit vastiera dans le Comté de Nice.

En haute montagne, l'habitat humain est solidaire de l'abri des animaux. Hommes et bêtes vivent au même rythme ; toute construction doit donc répondre aux besoins qu'engendre cette situation. Pour d'éventuelles cultures, ce sont d'autres structures bien spécifiques qui sont aménagées (terrasses, clôtures).

En règle générale, le bétail au pâturage est regroupé pendant la nuit dans une construction close et couverte (vacherie, bergerie). Si l'alpage est étendu et le lieu de stabulation trop éloigné, des enclos temporaires (couverts ou non) sont utilisés (jas). Une structure de regroupement du bétail est souvent associé à une cabane. Lorsque ce ne sont pas des abris naturels, les jas, bâtis en pierres sèches prélevées sur place, sont de forme quadrangulaire ou ovale. Les murs, d'environ un mètre de hauteur, sont généralement à double parement avec un remplissage intérieur, ou tout simplement montés par une élévation de pierres sans appareillage, mais avec un empilement structuré. Soumis à des conditions climatiques rigoureuses, la plupart des anciennes constructions bâties se sont effondrées et l'on doit discerner un mur écroulé d'un tas de pierres en continuité linéaire.

Un jas peut être isolé ou associé et accolé à d'autres et former un groupe. La superficie de ces enclos, destinés aux ovins ou aux bovins, est variable, d'une dizaine de mètres carrés pour les plus petits à quelques centaines de mètres carrés pour les plus grands.

COMMENTAIRES SUR LES TROIS GROUPES DE STRUCTURES

Les trois groupes de structures sont installés sur des sites bien découverts et hors des couloirs d'avalanches de pierres ou de neige, sur des replats ou sur des pentes. Ils sont situés à proximité d'un ancien chemin (actuel GR 52) reliant le Valdeblore au vallon de Molières par le col et le vallon du Barn. Cet emplacement correspond apparemment à un lieu de stabulation favorable sur le parcours d'une transhumance locale en rotation dans les pâturages. Ceci pourrait être confirmé par la présence de structures semblables, dans le même secteur, à proximité du chemin et du lac du Barn, à mi-distance de la vacherie du Collet dans le vallon de Molières (1).

En août 1993, nous avons recueilli les dires d'un "ancien", originaire de Valdeblore, qui a toujours connu ces structures. Il est intéressant de rapporter ses explications qui se résument en 6 points :

I/ Sans équivoque, ces constructions (vastiera) sont des parcs à bétail très anciens, des enclos pour l'estivage des moutons de Valdeblore.

2/ L'élevage des ovins fut la première et principale ressource d'une économie montagnarde fermée qui comportait un parcours de transhumance locale avec des points de stabulation marqués sur le terrain par des constructions en pierres sèches ; celles-ci, en forme de cellules accolées, servaient à diviser un troupeau en parquant séparément les brebis, les moutons châtrés, les béliers et les brebis devant agneler.

3/ Il n'existait pas de bergerie. Ces enclos n'étaient pas couverts et leurs murs devaient avoir environ un mètre de hauteur : dimension suffisante pour la stabulation des moutons qui restent groupés et immobiles. A côté, le berger dormait à la belle étoile ou dans une petite cabane en pierres sèches comme celle du groupe I.

4/ La situation topographique des enclos d'altitude est choisie le plus près possible d'un itinéraire, à l'abri des avalanches et du vent que craint particulièrement le mouton.

5/ Ces petits enclos furent abandonnés lorsque les grandes transhumances venues de Provence nécessitèrent de vastes parcs.

6/ Les quelques vaches que possédaient les paysans ne leur apportaient aucun revenu mais seulement du lait et du fromage pour une consommation familiale. L'élevage des bovins s'est développé et a pris de l'importance grâce au désenclavement du pays lors de la construction des routes dans la seconde moitié du 19ème siècle. C'est à partir de ce moment que le commerce laitier apparut, que les vaches montèrent aux alpages d'altitude et que des vacheries furent construites.

DEUX GRAVURES RUPESTRES

A un kilomètre environ à vol d'oiseau, sur la rive droite du vallon des Millefonts, une piste a été tracée pour atteindre la vacherie des Millefonts. A quelques centaines de mètres de cette vacherie, on peut observer sur une roche polie bordant la piste, deux gravures proches l'une de l'autre : une rouelle à quatre rayons comportant un appendice linéaire inférieur, ainsi qu'un caprin, obtenus par un piquetage irrégulier de la roche (fig. 5 et 7). La rouelle est généralement présentée comme un symbole solaire. On trouve parmi les gravures de la vallée des Merveilles un motif très approchant (fig.6).

Fig. 4 Gravure réticulée de la vallée des Merveilles

Fig. 5 Rouelle des Millefonts
Fig. 6 Rouelle des Merveilles

Fig. 7 Caprin des Millefonts

CONCLUSION

Situés en altitude, les trois groupes de structures en pierres sèches semblent présenter un double intérêt :

1/ Intérêt d'être sans doute le vestige d'une activité pastorale ayant précédé la construction des vacheries et des bergeries (vacherie des Millefonts, vacherie du Barn ... ).

2/ Intérêt d'être, sur le terrain, un agrandissement suggestif de certains motifs réticulés de la vallée des Merveilles que l'on interprète comme les représentations de parcelles cultivées ou d'enclos à bétail. Les gravures réticulées sont données pour être des représentations symboliques de la terre en tant que Terre-Mère, Terre nourricière. Mais, pour les graveurs protohistoriques du Mont Bégo, issus d'une société agro-pastorale, il n'est pas impossible que les réticulés quadrangulaires, au quadrillage régulier, représentaient la terre labourée, c'est- à-dire la terre agricole, tandis que les motifs divisés de façon irrégulière, comparables au dessin des structures des Millefonts, auraient représenté des enclos à bestiaux, symbolisant ainsi la terre gaste, la terre pastorale.

Sans rien préjuger, les structures des Millefonts sont un nouvel élément à verser à ce dossier. L'hypothèse d'un rapport entre de telles structures et les gravures rupestres du Mont Bégo, ne pourra être étayée que par la poursuite de recherches permettant de relever la présence d'autres structures similaires et d'établir ainsi la zone géographique d'une tradition agro-pastorale comparable à celle qui est manifestée au Mont Bégo. De telles structures sont actuellement en cours d'étude et feront l'objet d'une publication ultérieure.

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1. Voir l'article de Henri Pellegrini. Structures bâties du vallon du Barn, publié dans ce numéro.

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