LE MONT BÉGO : UN TOIT DU MONDE

Georges TRUBERT

Les résultats du travail en cours (1), exposés ici pour la première fois, ne veulent et ne peuvent nullement remettre en question les diverses interprétations qui furent données jusqu'à ce jour par plusieurs auteurs, mais seulement essayer de cerner la ou les causes premières de la répartition de près de 100.000 signes gravés sur les roches des hautes vallées du mont Bégo, sans s'attaquer vraiment aux problèmes de la signification intrinsèque de la lecture de ces signes.

Il paraît évident que ce haut lieu a certainement intégré plusieurs courants de pensées dans le temps et qu'à la cause première, initiale, vinrent s'en ajouter d'autres. Seules des études pluridisciplinaires poussées (archéologues, épigraphistes, historiens des religions surtout) pourraient peut-être permettre de comprendre, d'appréhender totalement l'histoire de ce site.


LE POUVOIR DES EAUX SACRÉES


L'idée principale qui est exposée ici est que ces signes furent "semés", répartis intentionnellement sur les vastes surfaces rocheuses polies par les glaciers du Quaternaire entourant le mont Bégo afin que, en recevant directement la pluie sur la plus grande surface possible, les pouvoirs de ces eaux soient augmentés, une forme de valeur ajoutée magique obtenue par le ruissellement des eaux sur des signes virils puissants, fécondants (soit des armes et des cornes). Il s'agirait alors d'un site de sacralisation permanente des eaux du ciel et au plus près de ce dernier.

Cette hypothèse expliquerait peut-être le côté répétitif des grandes familles de signes et pourquoi (constatation des plus récentes études) ces gravures paraissent avoir été exécutées à peu près en même temps dans des zones données, avec toutefois des différences typologiques entre la région des Merveilles et celle de Fontanalba, ce qui pourrait s'expliquer par des "équipes" différentes....

Cette nouvelle idée d'une dissémination volontaire des signes sur l'ensemble de la haute région du mont Bégo découle d'un rapprochement avec la coutume médiévale chrétienne (mais certainement d'origine plus ancienne) de se faire inhumer contre les églises et chapelles "sub stillicidio" (sous les gouttières) de façon à recevoir en permanence sur sa tombe les eaux de pluies régénérantes ainsi sanctifiées par leur ruissellement sur les toits des sanctuaires.

Ce mode de sépulture est parfaitement connu des archéologues et a été signalé dans de nombreuses régions, même en dehors de l'Europe. Il a été fréquemment trouvé, sur des toits de chapelles du midi de la France, des tuiles portant gravés sur l'extrados des voeux ou invocations à la Vierge Marie (la Madone) principalement. Donc placées face au ciel et recevant ses eaux, et par là même attestant de la sacralisation ajoutée à ces dernières par ruissellement sur le toit du Temple.

Tuile d'une chapelle portant l'inscription : "Sta Maria Mater Misericordie Ora Pro Nobis 1682"

Georges et Régine Pernoud écrivent à ce propos dans "Le tour de France médiéval" (p. 18), parlant du Duc de Normandie, petit-fils de Rollon : "Richard Ier ne se jugeant pas digne de reposer dans l'église elle-même (La Trinité de Fécamp) avait seulement demandé que son tombeau fut placé sous la gouttière de cette église, à l'extérieur. Nombreux sont d'ailleurs les testaments aux Xlème et XlIème siècles dans lesquels le testateur demande à être placé ainsi "sub stillicidio" (sous la gouttière de l'église), leurs tombes recevant, par une intention qui ne manque pas de poésie, cette eau qui s'est trouvée comme sanctifiée puisqu'elle vient du ciel et a d'abord touché le toit de la maison de Dieu."

 

LES GRAVURES DU MONT BÉGO

Edifié lors de la surrection des Alpes, le mont Bégo (2.872 mètres) est constitué de roches cristallines faisant partie du massif du Mercantour, le môle le plus au sud de l'arc alpin, à la limite des terrains sédimentaires qui furent alors rebroussés sous la poussée des roches métamorphiques. Sur de vastes aires, ces roches furent rabotées et polies par l'action des glaciers du Quaternaire, il y a deux millions d'années (glaciation de Würm).

Dalles gravées sous le Rocher des Merveilles

Peu éloigné de la mer, le Bégo condense les nuages maritimes, ce qui provoque en ce lieu des orages violents et brutaux bien connus des pratiquants de la région. En hiver, il accumule une réserve considérable de neige. C'est le plus important "château d'eau" de cette partie Sud des Alpes. Les hautes vallées entourant le Bégo offrent, depuis toujours, un passage Est-Ouest praticable une partie de l'année (par exemple la voie de St- Michel par Lucéram et la descente sur la plaine du Pô par les cols de Sabione et de Tende empruntées par les voyageurs et les bergers, encore aujourd'hui). Des troupeaux importants (bovins et ovins) viennent toujours passer l'été dans les alpages tout autour du Bégo, venant des deux versants, "Provence" et "Piémont", de la crête des Alpes.

Depuis la fin du XIXème siècle, les signes rupestres gravés sur les flancs du mont Bégo excitent la curiosité, et parfois l'imagination de nombreux curieux et chercheurs. Quand furent-ils gravés? Comment, pourquoi, par qui ? Voilà les quatre principales questions posées par l'existence de près de cent mille figurations sur les dalles glaciaires de la Vallée des Merveilles et sur les "chiappes" de Fontanalba.

QUAND ? Probablement depuis le Bronze ancien jusqu'au Bronze moyen pour la majorité des signes. Ces évaluations reposent essentiellement, sur les nombreuses représentations d'armes, notamment des couteaux, qui sont, à l'évidence, les figurations exactes de poignards de ces deux périodes. Quelques hallebardes semblent contemporaines, mais peut-être faut-il aussi se méfier de ce procédé de datation par similitude de type. En l'état actuel de l'étude, on peut admettre, en gros, l'âge du Bronze.

PAR QUI ? Aucune réponse certaine à ce jour. Ces signes furent probablement gravés par des groupes humains sédentarisés pratiquant l'agriculture, et originaires des vallées des deux versants des Alpes du Sud, avec peut-être un avantage pour le côté Est.

COMMENT ? Les travaux de Clarence Bicknell, accompagnés et complétés par ceux de Carlo Conti, puis les études plus récentes de Henri de Lumley permettent de répondre à cette question : C'est par percussion que ces signes furent gravés, avec une massette frappant un outil de pierre (on de métal, mais ce dernier point n'est pas évident). Ces questions techniques, archéologiques, bien que très importantes et qu'il fallait impérativement résoudre, ne paraissent pas être des plus indispensables pour la compréhension de la plus grande question. Nous pouvons maintenant l'aborder.

POURQUOI ? Aucune réponse globale satisfaisante à ce jour. En grande majorité, les signes représentent des cornus réduits à la seule tête, schématiquement représentés "vus de haut", du ciel, avec une insistance marquée sur les cornes. Ces cornus (60%) sont parfois (rarement) attelés à des araires avec, encore plus rarement, des figurations humaines très frustes. On trouve également des signes dit "réticulés" (qui pourraient représenter des champs), des armes de poing et des hallebardes, la pointe ou le taillant le plus souvent dirigé vers le ciel, ainsi que quelques importantes représentations anthropomorphes complexes qui ont attiré plus particulièrement l'attention des chercheurs.

Diverses hypothèses furent envisagées : passe-temps de bergers ou comptes de troupeaux, ex-voto de voyageurs... Mais la plus vraisemblable est celle qui considère cette zone comme un sanctuaire. Là aussi, beaucoup d'imagination : lieu de réunion de tribus, ou d'initiés d'un culte archaïque, ex-voto adressés an dieu de la montagne, rites de fertilité ou d'initiation, etc. Bien entendu, la figuration de cornes doit se rattacher aux croyances méditerranéennes en la vigueur du taureau, cela a été tout de suite vu par tous les chercheurs, et c'est probablement exact, du moins en partie, mais, dans le cadre de ce travail, il n'est pas nécessaire d'énumérer toutes les hypothèses et toutes les explications proposées.

 

LES EAUX DU CIEL

Dans les schémas mentaux de "l'homo religiosus" du Chalcolithique et du Néolithique, l'eau, sous forme de source, rivière, mare ou lac, sinon de mer, devait revêtir une importance majeure, mais peut-être n'avons-nous pas assez envisagé d'une façon spécifique le rôle de la pluie "qui tombe du ciel", l'eau verticale vierge, non profanée, qui, à ce titre, devait être considérée comme chargée d'intentions bénéfiques particulières comme émanation directe de la divinité et lien direct, tangible, avec celle-ci.

L'Ancien Testament, l'ancienne alliance plutôt, fait référence formelle, en son début, à la pluie, et c'est Yahvé lui-même qui l'invente. L'eau du ciel, dont la chute est souvent précédée d'éclairs, de tonnerre et toujours, bien évidemment, de nuages, est génératrice de vie, et les premiers textes de l'Ancien Testament ne faisaient, certainement, que reprendre de très anciennes croyances magiques, à l'aube des religions.

Comment des humains, il y a 3500 ans et plus, pouvaient-ils considérer ce phénomène ? De l'eau qui tombait du ciel, domaine des dieux. Et c'est encore de nos jours, et pas toujours au sein de groupes ethniques archaïsants, que l'on invoque le Principe Divin en cas de sécheresse persistante... L'eau qui accompagne la naissance de l'homme, des animaux dont il se nourrit et qui contient la promesse de la résurrection de la végétation.

"L'eau est un symbole cosmogonique permettant la régénération, la guérison, et assurant la vie éternelle. L'ean vive - l'eau de vie. Dans l'eau réside la vie, la vigueur et l'éternité. Cette eau divine n'est pas accessible de n'importe quelle façon, elle se trouve dans des territoires difficiles à pénétrer, où résident des monstres, des démons .... L'eau vive rajeunit et donne la vie éternelle" (M. Eliade).

Dans toutes les religions, la référence aux eaux a presque toujours un sens positif, bénéfique. Pas de mauvais génies dans des fontaines ou dans des puits. La pluie, le jour du "mariage", garantit la fécondité du nouveau couple, elle est également l'assurance de la résurrection végétale.

Dans la théogonie présumérienne, les fleuves (et les eaux douces, les seules fertilisantes) étaient représentés sous les traits d'hommes vigoureux, à la longue barbe : leur puissance était symbolisée par les deux cornes qui garnissaient leur front. Le sens en était : les cornes pointues griffent le ciel (les nuages) et provoquent les orages. L'Archéloos, fleuve de Grèce, fut vaincu par Héraclès qui lui arracha une de ses cornes . Les nymphes en firent la corne d'abondance. Au cours des fêtes dédiées à Poséidon, on précipitait des taureaux noirs dans les flots.

A la première époque où ces signes furent gravés sur les flancs du Bégo, soit le Bronze ancien, les peuples de Haute et Basse Mésopotamie représentaient donc les eaux, l'orage et la fertilité (tous ces phénomènes étant liés) sous la forme de dieux cornus, entourés de signes évoquant les eaux, souvent accompagnés de taureaux. Comment rattacher la mythologie de ces contrées relativement éloignées géographiquement à nos signes cornus du Bégo ? Peut-être en suivant la même démarche archéologique qui n'hésite pas à prendre en compte la ressemblance des poignards du Bégo avec les armes du Bronze ancien et du Bronze moyen trouvées un peu partout entre le Rhône et l'Italie du Nord. On ne sait pas s'il s'agit d'images de pièces importées, ou si, tout simplement, les graveurs du Bégo savaient fabriquer ces armes, certainement rares et précieuses, d'après des modèles achetés à des métallurgistes ambulants. Comme les outils et les armes, les idées se colportent, il devait en être de même des croyances primitives.

Peut-être aussi la configuration tout à fait particulière du terrain devrait être prise en compte. Côté Vallée des Merveilles, nous avons une zone rocheuse ordonnée en longues protubérances de teinte orangée polies par le frottement des glaces, et évoquant des troupeaux de cétacés ou mieux, la houle marine, ou un système d'ondes. Côté Fontanalba, on trouve les chiappes (les dalles), c'est-à-dire un vrai miroir de pierre rougeâtre, vaste aire inclinée vers l'est, face au ciel et aux intempéries dominantes. Ce sont ces surfaces exposées à la pluie qui sont gravées et pratiquement jamais les autres. Et, comme le professeur J. Lambert l'avait déjà noté, on constate une plus grande concentration des signes près des courants d'eau.

Il paraît superflu de souligner l'importance donnée à l'eau dans de très anciens rites funéraires, il est par exemple fréquent de trouver, dans des sépultures antiques, des récipients déposés auprès du corps et destinés à contenir de l'eau ; ceci n'est qu'un exemple limité, mais on ne pense pas toujours vraiment à l'eau tombant du ciel ! Eau réelle ou symbolique.

Il ne faut pas s'étonner de la relative rareté des "signes" d'eaux incontestables dans le répertoire du Bégo: lignes sinueuses, cercles concentriques ou spiralés, car en l'occurence l'eau est présente et n'a nul besoin d'être désignée expressément puisque c'est elle qui est invoquée à travers des attributs virils : pointes de cornes et armes.

Il semble envisageable que l'on puisse faire entrer l'ensemble gravé du mont Bégo, vrai trophée de signes forts, dans ce très vaste mythe, dans cette immense cosmogonie des eaux qui, dans la plupart des religions, est au commencement et à la fin de tout. La présence de l'eau (ou de son image réelle ou symbolique) implique toujours la régénération, la renaissance, faisant ainsi entrer l'homme dans le cycle naturel de la vie et de la mort, à l'image de la nature. Le "sanctuaire" du mont Bégo ne pourrait-il être ainsi une sorte de "piège" gigantesque tendu en permanence aux divinités des orages et de la fertilité, un peu comparable aux sanctuaires et aux signes dont toutes les religions parsèment les territoires qu'il s'agit de marquer de leurs sceaux ? Par cela, il se rapprocherait des moulins à prières du Tibet (autre haut lieu) et aussi des roues-carillons bretonnes, également mues à la main, dont la fonction était vraisemblablement la même : une sorte de lieu ou de structure de prière automatique.

Peut-être aussi faudrait-il ne pas abandonner l'idée d'une forme de sacrifice permanent des taureaux (aux eaux ?) symbolisé par le binôme signes cornus-armes présent partout... La corrida contemporaine n'en est-elle pas une parfaite illustration ? Il faut noter aussi que les armes du Bégo se présentent le plus souvent la pointe (ou le taillant) dirigée vers le haut, comme les cornes. Elles griffent le ciel, attirant les orages et la foudre, union parfaite du feu et de l'eau. Elles sont offensives, sauf dans certaines scènes où l'arme est associée à des représentations anthropomorphes. Mais là, nous sortons du cadre très limité de cet essai.

Il faudrait également prendre en compte l'étagement classique dans la hiérarchie des possesseurs d'armes ou d'outils (de métal ?). Soit : au premier niveau, l'agriculteur dont les outils sont l'araire, la faucille, la hache, etc. Au deuxième niveau, le détenteur d'armes à effet de proximité, le soldat, qui bénéficie du pouvoir que donne la possession du poignard ou de la hallebarde et, au troisième niveau, les armes qui tuent de loin, par exemple la flèche, dont la figuration la plus précise symboliquement est sans doute l'éclair, arme divine ! L'Homme, comme Dieu, ne donne rien pour rien. Il exige une réponse à ses prières et à ses invocations. En quelque sorte, il cherche à piéger Dieu, à passer un marché avec lui en lui manifestant, certes, sa soumission apparente la plus complète, mais il attend d'en recevoir en échange les bienfaits, matériels et moraux, dispensés par la divinité, et cela sans doute dès l'émergence du sens du sacré dans la conscience humaine. L'Antiquité classique l'avait déjà parfaitement compris et, pour elle, les rapports des hommes et des dieux étaient des rapports de force ou de ruse, sa version affinée. La Grâce "coule du ciel" et la réponse espérée aux messages gravés sur les flancs du mont Bégo était peut-être, en retour, la pluie sacré et sacralisante, réelle ou virtuelle, promesse de fertilité et de résurrection à laquelle ces êtres humains qui vivaient uniquement des produits de la nature et du travail de la terre, devaient être particulièrement sensibles.

COMPARAISONS AVEC LES DÉCORS GRAVES SUR LES DALLES DE CERTAINS DOLMENS DE LA PÉRIODE NÉOLITHIQUE.

L'importance et la permanence des cultes se rapportant aux eaux et les travaux en chantier sur des tentatives d'explication de la signification des gravures du mont Bégo, ouvrent la voie à une autre hypothèse qui, dans une certaine mesure, pourrait expliquer d'énigmatiques décors gravés sur des dalles employées (ou réemployées) à la construction de dolmens ou allées couvertes, principalement en Europe occidentale, et plus particulièrement à Gavrinis, dans le Morbihan ainsi qu'en Irlande. Des rapprochements furent certes esquissés entre les signes du Bégo et l'art des dolmens mais sans que le raisonnement fut autrement poussé et en tout cas jamais, sauf erreur, sous l'angle de l'hypothèse présentée ici.

Les décors de Gavrinis, notamment, sont essentiellement constitués de sillons profondément gravés sur les pierres plates placées verticalement de chaque côté des allées et des chambres sépulcrales. La partie décorée étant tournée vers l'intérieur de la construction, le décor "regarde" le ou les morts placés dans ce dolmen.

Dalle gravée d'un dolmen de Gavrinis

Jusqu'à présent, à ma connaissance, aucune explication véritablement satisfaisante n'a été apportée permettant de comprendre la signification des lignes parallèles courbées en cercles, en "cloche" ou en "chevelure", des sinuosités, décors divers mais qui, de toute évidence, doivent obéir à certaines règles. Seules des représentations d'armes sont certaines : haches de pierre du Néolithique non emmanchées (ou bien, peut-être, des couteaux ... ), un arc, des flèches... Ces armes gravées sont mêlées aux décors.

On sait maintenant que plusieurs dalles décorées de Gavrinis doivent provenir de dolmens plus anciens détruits. C'est le cas d'un important fragment de l'une d'elles. Il s'agit de l'énorme dalle (17 tonnes) formant la couverture de la chambre de Gavrinis. Cette dalle présente vers l'intérieur, côté plafond, un décor gravé curieusement incomplet. Il s'agit d'un bovin vu de flanc, d'un cornu plus petit (de même type que ceux du Bégo), de fragments d'un autre bovin, et d'une "hache-charrue" presque complète. Le tout, dans des dimensions à l'échelle de la construction : les seules cornes mesurant plus d'un mètre de long, ce qui pourrait indiquer une certaine mise en évidence de l'importance "magique" donnée à la représentation de ces dernières (ce dernier point étant à rapprocher de certains cornus du Bégo).

Reconstitution schématique du menhir de 14 m de haut débité en trois dalles dont deux forment le plafond des chambres sépulcrales des dolmens de Gavrinis et de la Table des Marchands, à Locmariaquer

De récents travaux ont démontré que l'élément étudié provient du tronçonnage d'un gigantesque menhir dressé dans la région de Locmariaquer, à 4 kilomètres de Gavrinis, et qui avait, selon certains calculs, 14 mètres de haut. En effet, l'énorme dalle de couverture de la chambre sépulcrale du dolmen de la Table des Marchands, à Locmariaquer, se raccorde à celle de Gavrinis en complétant exactement les signes gravés (Professeur Charles Tanguy Le Roux). Le raccord par le dessin montre la scène : deux bovins aux immenses cornes recourbées encadrés par deux haches, dont une hache-charrue, plus un cornu plus petit. Le binôme armes- taureaux pourrait être ici attesté.

Sans vouloir et sans pouvoir pousser trop loin les comparaisons, il semble que l'on puisse également rattacher à l'hypothèse principale (l'eau fertilisante), certaines gravures rupestres de Haute-Savoie, de Suisse et de Scandinavie où, entre autres, des cupules gravées sur des roches plates sont reliées par des rigoles. Cette interprétation est parfaitement admise et semble ne plus être remise en cause.

 

LES DESSINS "ONDÉS"

Il faut noter tout de suite qu'il est impossible de représenter l'eau graphiquement. On peut seulement montrer les mouvements de sa surface. Soit : des lignes sinueuses ou droites pour un courant, ruisseau ou fleuve, des cercles concentriques, (des ondes) se formant à la surface d'une mare lors du jet d'une pierre ou même en la touchant du doigt, enfin, des traits verticaux ou obliques, parallèles ou non, pour la pluie. Il faut naturellement ajouter la gamme des lignes "ondées" sinueuses ou en chevrons simulant les vagues des grandes surfaces, lacs ou mer.

Dans le cas des décors gravés du Néolithique, il apparaît que c'est bien l'eau qui pourrait être également représentée. La pluie (sillons parallèles recourbés ou non) qui tombe sur le sol matérialisé par la ligne horizontale coupant les sillons (ou effet de miroir, ou reflet sur l'eau ?), lignes ondées, traits sinueux, cercles concentriques coupés ou non, lignes brisées, etc. Cette observation pourrait être appuyée par la constatation que ces décors sont pratiquement toujours gravés sur les dalles placées verticalement ou fortement inclinées, jamais sur les surfaces horizontales, plafonds ou sol : l'eau coule.

La mort, c'est l'eau même : "c'est mort pour les âmes que de devenir eau" (Héraclite, frag. 68). Comment ne pas voir dans ces décors la figuration des eaux indispensables à la régénération cyclique de la nature, assurant aux morts une certitude de vie dans l'au-delà ! Des lignes parallèles incurvées se réunissent "en cloche", formant une sorte d'ombilic dans l'axe de la figuration et en partie haute. Il pourrait s'agir de l'idée de l'origine ponctuelle des eaux célestes, donc divines. La source de la divinité (de la pluie) ne pouvait-elle être ponctuelle au niveau des structures mentales des populations du Néolithique ?

A Knowth, en Irlande, un important site mégalithique découvert en 1969, présente une allée couverte de 13 m de long constituée de dalles de côté et de toit. Ces dernières, posées en bâtière, portent des décors gravés pratiquement identiques à ceux de Gavrinis. Il ne peut s'agir d'un rapprochement accidentel, c'est bien la même pensée qui a présidé à la conception du décor et dans le même but. Les mêmes décors se retrouvent à Newgrange, toujours en Irlande. On pourrait y ajouter le fait, archéologiquement constaté, que les cendres des morts, dans ces deux derniers dolmens au moins, étaient déposées dans des vasques de pierre ornées de cercles concentriques gravés et de traits parallèles profondément incisés.

De curieux rapprochements peuvent être faits avec les "jardins secs" japonais à diverses époques. Ces jardins (Zen), dont les origines connues dans ce pays remontent au XIème siècle (mais qui venaient plus anciennement de Corée et de Chine), sont consacrés à la méditation. Constitués pour partie d'une surface de gravier fin entourant quelques pierres, ils sont soigneusement et rituellement peignés avec un râteau selon un schéma immuable. Les dessins sur le gravier représentent la "mer d'éternité" ou le "chaos liquide des origines", le "dragon du fleuve", et les pierres, entourées par les ondes de gravier, symbolisent les îles, c'est-à-dire, dans le langage japonais, la nature créée. L'intérêt de ces "jardins de méditation" dédiés aux eaux réside dans le fait que leurs dessins montrent des décors absolument identiques à ceux gravés dans la pierre de Gavrinis, de Knowth et de Newgrange. Même en prenant en compte une possible dérive du symbole primitif vers une représentation esthétique, il paraît y avoir là une convergence pratiquement complète.

Et que dire d'expériences récemment conduites auprès de jeunes enfants (5 à 7 ans) auxquels la question suivante fut posée : "dessinez de l'eau", sans aucune explication. Les résultats furent spectaculaires car la quasi-totalité des dessins montrent l'eau sous forme de pluie et très souvent nous avons des cercles concentriques représentant les impacts des gouttes sur le sol on plus rarement sur un personnage debout qui est ainsi "habillé d'eau".


BIBLIOGRAPHIE

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1. Le travail ici exposé doit beaucoup à monsieur le professeur Jacques-Numa Lambert à qui j'adresse ici tous mes remerciements. En 1980, et semble-t-il le premier, il a mis l'accent sur l'importance de l'eau dans l'ensemble gravé du Bégo, en dehors des développements plus affinés de son étude en cours, qui ne sauraient être abordés ici. Outre le professeur Numa Lambert plusieurs spécialistes se livrent actuellement à des travaux d'une grande importance tendant à essayer de comprendre le sens des signes du Mont Bégo. Citons (liste non exhaustive) le Professeur Henry de Lumley, Roland Dufrenne et Madame Emilia Masson. On peut raisonnablement espérer que, dans un proche avenir, certaines clefs du sanctuaire seront retrouvées.

 

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